Étoffer l’absence
étouffer l’absence
et tout fait l’absence
— ce que me fait l’étoffe —
Si je tiens tant à tes vêtements c’est peut-être parce qu’ils sont la preuve la plus palpable de tout ce que tu laisses derrière toi et ce par quoi tu continues à m’agir. Jusqu’à ta mort, je ne savais plus prêter attention ou importance à ce qui ne se voit pas, à ce qui ne se touche pas. Pourtant, j’avais su. Enfant, j’allais seule en forêt pour y retrouver toutes les présences que l’on ne peut que sentir. Je ne parlais pas d’elles, je parlais avec elles, et en silence. Je me liais, sans chercher à expliquer ni définir. Il ne s’agissait que d’être. Puis, j’ai appris qu’il ne fallait se fier qu’à ce qu’on appelle « le réel », et qu’une relation n’existe que par la matérialité d’un corps et de ses objets. J’ai grandi, j’ai acquis.
Mais la mort bouscule les acquis, et les force à faire chemin inverse. On désapprend, on revient à ce que sait le corps, à ce que sent le corps. Ce qui nous meut ne s’attrape pas toujours par la main comme une pêche mûre. C’est peut-être aussi le retour inlassable des saisons, un rappel que le temps est une spirale, et qu’une disparition n’est jamais totale. C’est peut-être encore la couture défaite d’un vêtement, qui chuchote dans son coin combien l’existence fut brève et bonne.
Que reste-t’il de toi ?
Tes vêtements esseulés donnent matière à l’ambivalence de ta nouvelle condition. La mort est absence, l’étoffe est présence. La mort est présence, l’étoffe de la morte est absence. Au carrefour de tes étoffes mon corps sait ce qu’il sent, sent qu’il sait : tes vêtements disent que tu n’es plus là mais que tu l’as été, mon corps dit que tu n’es plus là mais que tu l’es encore.
La matière de tes tissus fait forêt.
— Juliette Rousseau
photogrammes et vidéos, France, 2022-2023
« Sans doute je serai mal, tant que je n’aurai pas écrit quelque chose à partir d’elle ». Cette phrase de Roland Barthes dans son Journal de deuil en date du 15 décembre 1978, un peu plus d’un an après la mort de sa mère, annonce l’écriture au printemps 1979 de son célèbre ouvrage La Chambre claire. Essai théorique sur la nature du médium photographique, le texte s’articule autour d’une quête : retrouver, en image, la vérité du visage aimé, celui de sa mère disparue.
La mère, dont le regard est certainement le premier miroir de soi mais aussi du monde qui nous entoure, reste l’un des motifs fondamentaux de l’histoire de l’art. Les oeuvres assemblées ici, éminemment distinctes tant par les contextes dans lesquelles elles ont été conçues (sociaux, géographiques, temporels) que par les approches formelles et esthétiques qui ont guidé leur réalisation, ont toutes en commun de dépasser le seul témoignage intime. Entre critique sociale, quête de soi, conjuration ou apaisement, qu’elles incarnent la réalité de la présence ou les effets de l’absence, toutes mettent en jeu la question de la filiation et ce qu’il en reste.
Celle que nous croyons si bien connaître n’est-elle pas toujours une énigme, une image qui requiert un acte conscient, volontaire, de mise au point – Asareh Akasheh, Gao Shan, Dirk Braeckman, Hervé Guibert ? Son histoire, celle tue ou celle transmise, en héritons-nous – Anri Sala, LaToya Ruby Frazier, Michele Zaza, Karen Knorr ? Quand un éloignement physique s’impose, comment combler la distance – Mona Hatoum, Chantal Akerman ? Dans ces tête-à-tête, l’implication volontaire de la mère au sein des dispositifs formels imaginés par les artistes devient souvent propice à l’humour et à l’irrévérence – Ragnar Kjartansson, Ilene Segalove, Hannah et Bernhard Blume – quand ils ne sont pas l’occasion d’interroger, défier ou repenser les règles d’un ordre social et moral pesant voire annihilant – Michel Journiac, Christian Boltanski, Mark Raidpere. Enfin quand la mère tend à disparaitre – Jochen Gerz, Paul Graham, Pier Paolo Pasolini – ou qu’elle n’est déjà plus, comment se construit une nouvelle image – Lebohang Kganye, Sophie Calle, Rebekka Deubner, Ishiuchi Miyako, Hélène Delprat ?
De personnage, la mère devient ici figure, d’accès au monde, de jeu, d’identification, mais aussi de perte et de nostalgie : « Pour vous livrer le fond de mon émoi, l’image de ma mère » – Samuel Beckett.
– Julie Héraut