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Pratique générale

Imago : ainsi les entomologistes appellent-ils le stade adulte de l’insecte, c’est-à-dire la fin d’un processus de métamorphose qui, de chaos en chaos, le fait parvenir à sa forme définitive et le rend apte à engendrer à son tour. Et le mot de circuler chez les psychanalystes, qui y trouvent là comment qualifier l’image inconsciente, synthétique et amputée que toute personne se fait d’autrui et qui gouverne ses relations avec autrui — sa mère et son père en premier lieu.

C’est entre l’organique des métamorphoses et l’inconscient qui fait tout convulser que pourrait bien se loger le travail de Rebekka Deubner. Qu’elle arpente les plages dépeuplées de Fukushima après le désastre du 11 mars 2011 ou le festival d’Obon au Japon, les peaux et les pores de ses ami·e·s et de ses amants, les liens de l’esprit et de son environnement, les rages de celles et ceux qui chérissent la terre et se soulèvent, ou encore les lieux et les objets où l’absence se fait sentir partout comme une présence, les symptômes qu’elle récolte s’imposent souvent comme des petites catastrophes qu’il s’agit de recueillir. Les images se bousculent qui composent de proche en proche une archive entêtante, où se croisent les avatars de l’intangible que sont les mythes, les souvenirs ou encore les désirs. D’où, sûrement, l’omniprésence des fluides dans son travail, qui s’incarnent sous forme de sébum, de sueur, d’eau lacrymale comme marine, entre autres. Saisir ce qui fuit et refuse de se cantonner à une forme fixe et propice à une description finie est pour elle une manière de redécouvrir l’originaire dans l’actuel – le lien qui s’établit entre les énigmes enfouies dans la nuit des temps et leurs conséquences présentes. Cela suppose de dialectiser le visible : de reconnaître que sous les apparences matérielles et palpables s’anime le cristal des affects, des rêves et des drames ; de consentir à reconnaître et embrasser les paradoxes qui mettent le domaine du sensible en tension, car trouver ce souffle que les Anciens appelaient « anima » — l’âme des choses et des phénomènes — suppose de voir au-delà de la croûte du visible.

À considérer les images de Rebekka Deubner, il nous revient vite, par exemple, que tout regard se double d’une inquiétude — celle de la transformation, donc de la perte —, et que toute inquiétude du regard se double d’un désir — celui de la sauvegarde. Telle est l’ambivalence fondatrice de la photographie et de ses succédanés que Roland Barthes a traquée. Tel est le drame de l’oeil, et donc du vivant qui voit, que Georges Bataille a fouillé. Telle est aussi la grande question que reposent les images de Rebekka Deubner et à laquelle elles préfèrent toujours répondre modestement. C’est qu’elles ont à la fois l’innocence des jeux d’enfants et la profondeur de celui ou celle qui a vécu et sait qu’à la fin ne demeure que le mystère.

Celui de la mort désormais, qui hante le travail de Rebekka Deubner depuis la brusque disparition de sa mère, qui a laissé ses incisions dans le réel. Ses dernières oeuvres entreprennent de transfigurer l’étape de deuil en étape de travail. Façon de s’acclimater à la béance de la mort, d’en élaborer une cartographie affective, au moyen d’images qui peuvent bien être comprises comme lambeaux, dépouilles et linceuls tout à la fois, ce que Jean Christophe Bailly disait autrement en les qualifiant de « copeaux de réel ». Ses toutes dernières images sont des vidéos, dans lesquelles l’artiste, qui détourne les habits de sa défunte mère en les enfilant, engage une métamorphose et tente de mesurer son corps à celui de la femme qui l’a engendré : une affaire d’imago.  

[Texte de Guillaume Blanc-Marianne]

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Rebekka Deubner ©2024 | Design : Léna Araguas & Alaric Garnier assisté·e·s de Charlotte Carletto
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