Je pourrais déjà vous raconter d’où viennent ces images, de quel territoire, de quelle année. À qui sont ces yeux, ceux qui nous regardent, devant et derrière chaque image. Mais ce serait aller trop vite, ne pas faire confiance à la photographie, à ce qu’elle est en capacité d’émettre et de transmettre, de façon directe, sans passer par les mots.
Alors, il faut d’abord regarder, se laisser traverser, page après page.
Maintenant, dire pourquoi. Pourquoi le regard perçant de Shoko a croisé celui que lui porte Rebekka. Le motif de cette rencontre : la triple catastrophe du 11 mars dans la prefecture de Fukushima et ses conséquences dans les paysages comme dans les corps qui habitent ce territoire. C’est aussi d’ailleurs pour la même raison que nous nous sommes rencontrées avec Rebekka.
S’il faut rappeler les faits, le 11 mars 2011, un séisme de magnitude 9 au large des côtes au nord-est du pays engendre un tsunami d’une amplitude impensée, qui lui même provoque un autre désastre, celui de l’accident nucléaire de la Centrale Fukushima-Daiichi, la plus large contamination radioactive d’un territoire dans un pays capitaliste.
Pour des raisons différentes, à des seuils différents, cette triple catastrophe est entrée dans chacune de nos vies pour ne plus les quitter. Mais que nous a-t-elle fait au juste? Que ce soit là-bas ou ici? Que change-t-elle de nos façons d’être, de voir, de lutter, de créer? Au Japon, si celle-ci semblait avoir d’abord éveillé des questionnements fondamentaux sur la nature du système économique du pays, sur l’impact écologique du capitalisme, elle a au fil des années perdu son potentiel de transformation collective. Constat qu’il est malheureusement aisé de comparer à d’autres crises, à d’autres soulèvements.
Mais cette catastrophe demeure néanmoins un point de vacillement pour beaucoup. Un point précis dans le temps et l’espace à partir duquel se sont reconfigurés des visages et des vies. Quelque chose qui s’est ancré de façon intime dans des corps, devenus plus résistants face aux architectures capitalisées de nos existences.
Pourtant ces photographies ne représentent pas les signes palpables d’une catastrophe. Pas de spectacle. Ce qu’elles tentent de montrer, c’est d’abord l’intensité d’une rencontre, entre une personne et une personne, entre une personne et son milieu de vie, entre un coquillage et une main, entre le flou d’une fleur et un sourire. C’est aussi la manière dont la catastrophe a agit comme un révélateur sur des êtres, qui semblent alors réapparaitre au monde, ici avec grâce.
Alors que tout s’effondre. Alors que tout continue. « Il faut que le cinéma filme, non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul lien », disait Deleuze en 1985 dans L’Image-temps. « Croire, non pas à un monde meilleur, mais au lien de l’homme et du monde, à l’amour ou à la vie, y croire comme à l’impossible, à l’impensable, qui pourtant ne peut être que pensé :“Du possible, sinon j’étouffe.” »
C’est précisément la croyance en ces attachements que ces images révèlent à l’aune d’une catastrophe qui a pourtant emporté tout avec elle, y compris les liens visibles et invisibles qui peuplent un territoire, de ceux qui unissent des communautés à leurs milieux de vie et à leur passé. Elles sont des images souveraines et agissantes. Un souffle vers une vie autre.
- Elodie Royer
préfecture de Fukushima, Japon, 2019