Pour une jeune fille
préfecture de Fukushima, Japon, 2014
À toi qui te tiens devant la focale, le boîtier, le miroir ― derrière, l’oeil, le cerveau, l’inversion ―, il faudrait dire : « tu n’es autre qu’en devenir ».
Tu es là et, inclines l’épaule pour mieux dégager la nuque, lisse et longue.
On dirait le premier jour.
Il y a dans la société japonaise une sensualité qui confine à l’étrangeté pour l’oeil occidental.
Tu es l’autre du regard.
Tu es la partie émergée de l’imagination.
Tu vaux pour le renoncement à voir ce que l’on voulait voir, et pour l’avènement.
Tu peux bien prendre mille visages. Tu es la vie, l’organique qui prolifère, fait grouiller ses ramifications jusqu’à atteindre le renouveau.
Il relève de l’évidence qu’il se niche en la mer tes silences, ta puissance. Quand la mer s’est levée, un jour, elle a porté le dernier coup à l’oeuvre de tes pairs. La mer donne et reprend. La mer peut tout.
La mer est l’implicite de ton regard.
Elle est la partie immergée de ton imaginaire.
Elle charrie l’ambition conférée à ton sexe.
Quand enfant ta balade sur le rivage aboutissait aux grottes, face à l’île, tu t’engageais dans sa pénombre, là où la lumière cesse d’atteindre la peau et les corps qui s’offrent à elle. On ne t’a jamais dit que tu visitais les entrailles, et pourtant tu le savais : cette langueur venait de plus loin, de plus tard, que de l’interdit formulé, celui de fréquenter les grottes.
À l’horizon des orages, à l’interstice des passages, tu t’y faufilais et quittais le monde explicite et connu pour rejoindre les abysses, le fantasme. Il y a peu de lieux où tu te sentais (te sens), immergée. L’obscurité nimbée d’une lampe torche est une enveloppe dans laquelle tu t’insérais (t’insères), avec calme. Il n’y a pas là de tourment, le bruit ne s’écoule pas : il s’impose de part et d’autre de ces parois qui t’enserrent. On est bien étourdie quand on a connu les grottes, ce berceau ― leur fortune minérale.
Le dévers t’emmenait plus au fond, au creux livide des pointes de roche dressées qui projettent, sur les faces tavelées des voûtes, un profil sévère. L’humidité qui fait couler sa saveur froide le long des membres : tu as tout vu, tout senti, imprégnée de cet envers du monde.
Au retour ― lenteur ― tu as retrouvé la vie en positif, et le large. Il y a une embarcation au loin, et encore : c’est peut-être une image.
Au retour ― langueur ― il t’arrive d’allonger le pas. Des organes ont pris place entre temps sur le chemin du retour : ils forment un bref halage.
La population aquatique s’est affolée, la mer a tangué, entre temps.
On ne distingue plus la face du revers.
On ne revient pas indemne de l’expérience des grottes.
On y retourne, encore, pour se soumettre à leur synesthésie.
Dans les passages, sur les promontoires et dans ta chambre, désormais, l’espace ne signifie plus avec exactitude ce qu’enfant on t’a appris. Il pourrait, demain, montrer une autre face. Toi, tu demeures valeur indicielle.
Sur les photographies tu te tiens, là, droite, de trois quarts, comme on eut pu te prendre six ans auparavant, les épaules peut-être plus lâches, mais tout de même : les apparences sont sauves.
Sauf que, les jeunes filles, et tu le sais, bien que ne le montres, ont toutes cheminé ainsi que toi. Elles ont appris, en silence, la marche féconde et le devenir par devers tout.
À toi qui, d’ailleurs, te tiens de front en oeil, il faudrait dire : « tu n’es autre que l’après ».
Camille Richert